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Concentration, cartels et flibustiers du libre échange

Inséré sur le site web de l'UITA le 17-Jul-2008

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La Commission européenne a investi les bureaux des géants de l’agroalimentaire Cargill Inc et Bunge Ltd jeudi dans une opération menée contre les négociants et distributeurs de céréales et d’autres produits alimentaires pour consommation humaine et animale dans deux pays de l’UE. Les descentes surviennent à un moment où le prix des céréales atteint des niveaux record dans un contexte de forte demande, de problèmes de production et d’utilisation des céréales dans la production de agrocarburants qui ont entraîné une forte hausse du prix des aliments. "La Commission a des motifs de croire que les sociétés en cause pourraient avoir violé… les règles (de l’UE) sur les cartels et les pratiques commerciales restrictives", a indiqué la Commission dans une déclaration.
Reuters, 11 juillet

Le conglomérat agroalimentaire Cargill a déclaré lundi que ses bénéfices du troisième trimestre avaient augmenté de 86 pour cent à 1,03 milliard de dollars, en raison de la forte hausse de ses activités de production de produits de base et de ses activités financières. La société a indiqué que la plus grande partie des bénéficies provenaient des segments de production et de transformation, qui assurent la transformation et la vente des produits alimentaires de base.
Associated Press, 14 avril 2008

"L’augmentation des échanges permet d’augmenter la stabilité et la sécurité du système alimentaire mondial. Le commerce favorise la prospérité, et la prospérité favorise la paix."
Rich Torres, vice-président de Cargill, le 28 mai 2008, à une exposition commerciale tenue à Chicago



Cargill, le géant de l’agroalimentaire dont un ancien vice-président a rédigé le texte original de l’Accord sur l’agriculture de l’OMC, n’a jamais refusé d’utiliser sa position sur le marché pour manipuler les prix à la hausse ou à la baisse (souvent de façon simultanée) afin d'en tirer la valeur maximale à tous les points le long de la chaîne alimentaire, tout en se faisant le chantre du "libre-échange". Les récentes descentes de l’UE dans les bureaux de la société ne constituent donc pas une surprise.

Cargill, après tout, est cette même société qui a été suspendue de la Chambre de commerce de Chicago pour avoir tenté d’accaparer le marché du maïs en 1937, avant d’être confrontée à des situations similaires dans le cas du blé (1963) et du soja (1973). En 2004, Cargill a versé USD 24 millions pour régler un recours collectif intenté par plus d’une douzaine de grandes sociétés agroalimentaires (dont peu rechignaient à abuser de leur position dominante dans leurs propres marchés) qui contestaient les tentatives de mise en place d’un cartel mondial visant à manipuler le marché multimilliardaire des édulcorants à base de maïs à haute teneur en fructose.

Au cours des années 70, Cargill a capitalisé sur l’extrême volatilité des marchés mondiaux du blé – en partie causée par ses propres activités – pour augmenter ses ventes de USD 2,2 milliards en 1971 à USD 28,5 milliards en dix ans à peine. Les profits ont financé la consolidation de sa position dominante dans le commerce et la transformation, son expansion dans de nouveaux secteurs comme la viande et les aliments transformés, ainsi que le développement du réseau de services financiers de la société. Dans la deuxième moitié des années 1990, Cargill a augmenté ses efforts de lobbying pour faire éliminer les systèmes de prix de soutien aux producteurs de céréales étasuniens, en écrasant beaucoup par la surproduction et les bas prix, tout en s’engraissant à même les subventions à l’exportation pour mettre la main sur de nouveaux marchés étrangers par le dumping.

En 2004, Cargill a vendu ses opérations de production de jus d’orange au Brésil à deux entreprises dont l’une, Cutrale, est maintenant le leader mondial de ce marché, fournissant des concentrés pour près du tiers de la production mondiale de jus d’orange. Pendant plus d’une décennie, les sociétés brésiliennes de transformation des oranges ont fait l’objet de poursuites pour conspiration en vue d’abaisser les prix à la ferme (et pour violations répétées des lois brésiliennes du travail). En 2007, les autorités des États-Unis ont entrepris une enquête sur des allégations de dumping de concentré de jus d’orange brésilien importé aux États-Unis.

Chaque fois qu’elles en ont eu l’occasion, Cargill et les autres entreprises de commerce et de transformation ont utilisé leur position sur le marché pour tirer avantage de la volatilité des prix et même l’augmenter. La concentration du pouvoir d’achat leur permet de faire monter et descendre les prix par des systèmes mondiaux d’arbitrage, des arrangements formels et informels de cartel et des "partenariats stratégiques" avec d’autres STN, par le lobbying politique et un régime mondial de commerce et d’investissement qui renforce leur pouvoir sur les travailleurs/euses, les agriculteurs/trices et les consommateurs/trices. La FAO, dans son rapport World Commodity Review pour 2007-2008, exprime sèchement la situation : "La présence [des sociétés transnationales] peut également entraîner une baisse de la compétitivité avec des effets négatifs pour les consommateurs/trices et les entreprises nationales… un certain nombre de cartels internationaux d’aliments pour consommation humaine ou animale ont été découverts au cours de la période 1996-2002, bien que la fixation illégale des prix ait existé dans certains cas depuis les années 1980". L’ancien dirigeant de ADM, Dwayne Andreas, l’a dit en des termes plus clairs (à un moment où sa propre société faisait l’objet d’une enquête pour avoir tenté de manipuler le prix du sirop de maïs à haute teneur en fructose : "il n’y a pas un seul grain de céréale vendu sur le marché libre. Pas un grain! Les discours des politiciens sont le seul endroit où vous pouvez voir un marché libre". Bunge, l’autre société ciblée dans les récents raids de l’UE, a dopé ses bénéfices du premier trimestre de 77 pour cent à même les énormes subventions versée à l’industrie de l'agrodiesel produit à partir de gaines oléagineuses, qui a des effets sociaux et environnementaux dévastateurs. La société connaît elle aussi une chose ou deux à propos du "libre échange" qui alimente la récente augmentation énorme du nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde.

Les politiciens et les lobbyistes qui font la promotion d’une conclusion rapide du "cycle de développement" de Doha à l’OMC comme solution au problème de la faim dans le monde sont complices de ce cynisme sans précédent. Le Groupe de travail de haut niveau des Nations unies sur la crise alimentaire mondiale fait également la promotion du cycle de Doha comme ingrédient essentiel de l’élimination de la faim dans le monde. Le groupe de travail tente de définir une fonction pour les réserves stratégiques de céréales sans aucune référence au pouvoir qu'ont les sociétés transnationales d’accaparer, de reconstituer, de manipuler ces réserves et d’en faire le commerce sous leur forme réelle et (par le biais des marchés financiers) virtuelle. La mise en œuvre du programme complet de l’OMC augmenterait encore la mainmise des entreprises sur les stocks alimentaires mondiaux.

Ni le libre échange ni la liberté complète des Cargill de ce monde ne pourra nourrir la planète. La solution à la faim dans le monde passe par la divulgation, la compréhension et la transformation des mécanismes de pouvoir qui sous-tendent le système alimentaire mondial actuel.