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UITA
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Alimenter la faim

Inséré sur le site web de l'UITA le 02-May-2008

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Il y a souvent des aliments sur les étals, mais les gens n’ont pas les moyens de les acheter.
Josette Sheeran, directrices exécutive du Programme alimentaire mondial des Nations unies, dans "Le nouveau visage de la faim"

La production d'agrocarburants est aujourd’hui un crime contre l’humanité.
Jean Ziegler, Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation

Je vois un tel engouement pour les aliments dans le secteur de l’investissement… les marchés me paraissent avoir toutes les caractéristiques d’une bulle.
Jim O’Neill, économiste en chef, Goldman Sachs



Alimenter la faim

Quelques 16 mois après que des dizaines de milliers de Mexicains et de Mexicaines soient descendus dans la rue pour protester contre la multiplication par quatre du prix de la tortilla (la galette de maïs qui est à la base de l’alimentation dans le pays), les politiciens et les agences internationales ont soudainement pris conscience de l’énormité de la crise alimentaire mondiale. De l’Argentine au Yémen, de la Bolivie à l’Ouzbékistan, les émeutes de la faim se répandent à travers le monde. La FAO prévient que les réserves alimentaires mondiales sont au plus bas depuis 25 ans et dit que ces émeutes ne pourront que se généraliser au cours de l’année qui vient, en raison des hausses de prix additionnelles prévues. Le FMI parle maintenant de cent millions de nouvelles victimes potentielles de la famine.

Quelle est la cause de la hausse généralisée de l’ordre de 90 pour cent du prix des aliments dans le monde au cours des trois dernières années, du doublement du prix du blé en moins d’un an et de la hausse similaire du prix des autres céréales et des huiles alimentaires au cours de la dernière année? Une explication putative a été répétée à une telle fréquence par les politiciens, l’industrie, les journalistes et même le directeur général de l’Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) qu’elle a échappé à tout examen critique. On nous a répété à satiété que l’escalade du prix des aliments était le résultat de la hausse de la demande dans les pays en développement, dont la consommation croissante de viande et de lait poussait rapidement les prix à la hausse. La hausse de la demande pour les protéines animales a toutefois été graduelle plutôt qu’explosive. Elle ne peut suffire à expliquer la hausse de 31 pour cent du prix du riz dans les derniers jours de mars, ou l’augmentation de 400 pour cent du prix des tortillas au Mexique. L’Inde, durement frappée par la hausse du prix du riz, a connu des récoltes record de riz, de blé et d’oléagineux en 2007-2008. Le Mexique exporté du maïs en 2006; la production a atteint des niveaux record en 2007 au Mexique, dans la région et dans le monde.

L’autre explication conventionnelle pour l’augmentation vive et rapide des prix des aliments – les pressions causées par le changement climatique sur les terres arables et les ressources en eau – n’est pas davantage conforme aux faits, bien que le problème soit réel et exige une intervention urgente. La mauvaise récolte de céréales résultant de la sécheresse en Australie n’a ajouté que 1,5 pour cent au prix mondial du blé.

Il est indéniable que c’est le détournement des cultures alimentaires vers la production des agrocarburants qui a réduit les stocks alimentaires à des niveaux dangereusement faibles et qui favorise la hausse des prix, qui a elle-même transformé des aliments de base en produits de luxe pour les pauvres des régions rurales et urbaines du monde. Les agrocarburants produits à partir de cultures alimentaires comprennent l’éthanol produit à partir du maïs, de la cane à sucre, de la betterave sucrière et du blé, ainsi que le biodiesel produit à partir de soja, d’huile de tournesol, d’huile de palme, de canola et d’autres plantes. Entre 20 et 50 pour cent des récoltes des principaux pays producteurs se retrouvent aujourd’hui dans les réservoirs de carburants plutôt que dans la chaîne alimentaire. Cette situation a entraîné une hausse généralisée du prix du soja, une importante source de protéines à l’échelle mondiale, entraînant dans sa foulée le prix de la viande, des produits laitiers et d’autres aliments.

C’est la soif de agrocarburants des entreprises et non la demande pour une plus grande variété de protéines, qui alimente la hausse rapide des prix. Le volume de maïs actuellement utilisé pour la production d’éthanol aux États-Unis serait suffisant pour répondre aux besoins actuels de tous les pays à faible revenu de la FAO qui sont en déficit alimentaire– et les États-Unis ont proposé de multiplier par cinq la production d’éthanol. Si la totalité de la production de maïs des États-Unis était transformée en éthanol, comparativement à 20 pour cent l’an dernier, cela ne compterait quand même que pour sept pour cent de la consommation actuelle de pétrole du pays. On estime que pour que la production intérieure atteigne les cibles obligatoires fixées par l’Union européenne, la moitié des terres arables de l’UE devraient être converties à la production non alimentaire. L’Indonésie encourage une augmentation de 400 pour cent de la production d’huile de palme au cours de la prochaine décennie. Ces politiques auront des conséquences sociales, environnementales et climatiques désastreuses.

On a prétendu à de nombreuses reprises que l’adoption des agrocarburants permettrait de protéger l’environnement. Cependant, lorsque tous les intrants et les extrants sont adéquatement pris en compte, l’énergie requise (provenant en grande partie du pétrole) pour la production d’une unité d'agrocarburant est considérablement plus élevée que celle contenue dans l'agrocarburant lui-même. Certaines sources d'agrocarburants dits de "seconde génération" proposées, comme la biomasse cellulosique provenant d’arbres dont la culture remplacerait celle de cultures alimentaires) sont encore plus énergivores. Si on ajoute les pressions accrues sur l’eau et la terre (par exemple par la destruction des forêts tropicales qui sont les puits de carbone de la planète) résultant de l’expansion de la production d’huile de palme et de soja, la contribution des agrocarburants au renversement du réchauffement planétaire devient fortement négative. L’augmentation de la production d'agrocarburants entraîne une augmentation, et non une diminution de la production de gaz à effet de serre.

Alors que les émeutes de la faim et la menace de famine à grande échelle commencent à ébranler les prévisions optimistes de renversement du changement climatique par l’utilisation des agrocarburants, deux autres facteurs cruciaux sont jusqu’ici passés relativement inaperçu, comme si l’expansion des agrocarburants se produisait dans l’environnement contrôlé d’une serre expérimentale.

Dans un premier temps, la promotion des agrocarburants au moyen de subsides et d’autres mesures se fait dans le contexte d’une concentration extrêmement élevée dans la chaîne alimentaire. Deux entreprises, Cargill et ADM, distribuent la plus grande partie du maïs et des autres céréales vendus sur les marchés mondiaux. Une poignée de STN contrôlent la production et le commerce mondial du sucre. On retrouve souvent une concentration aussi forte à l’échelle nationale. Au Mexique, une entreprise unique, Grupo Gruma, contrôle près des trois quarts du marché de la farine à tortilla. Son pouvoir d’achat est le facteur dominant dans la détermination du prix de référence.

Dans un deuxième temps, des sommes d’argent record ont été investies dans les marchés des produits agricoles de base au cours des dernières années, une situation qui va en accélérant à mesure que les investisseurs fuyant l’écroulement du marché du crédit se tournent vers d’autres secteurs. Les spéculateurs ont pris le train en marche des produits alimentaires de base, créant une bulle spéculative classique. Les entreprises de transformation des aliments ont elles aussi affecté des ressources financières croissantes à ces nouveaux marchés, ajoutant potentiellement aux pressions à la hausse sur les prix sans affecter de manière fondamentale le détournement des céréales de l’alimentation vers l’énergie.

Si la contribution respective de la spéculation, des opérations de couverture et de la constitution de réserves à l’inflation du prix des aliments ne peut pour l’instant être établie avec précision, c’est tout simplement parce que peu des organismes qui s’inquiètent soudainement de la crise alimentaire ont posé la question. Cette situation a des implications majeures pour les propositions de politiques visant à solutionner la crise. Comprendre la véritable nature de l’inflation des prix des aliments suppose de confronter le pouvoir concentré des STN du secteur agroalimentaire et de brider la spéculation financière.

Le président de la Banque mondiale, Robert Zoellick, a évoqué le spectre d’une famine massive pour appeler à un "New Deal" pour l’agriculture – sous la gouverne de la Banque mondiale et du FMI. Le New Deal, cependant, ressemble beaucoup à l’ancienne. Avec l’OMC, les organismes prêteurs ont favorisé la création d’un système alimentaire mondial dominé par une poignée de géants dont le pouvoir et la portée sont fondés sur des systèmes de production axés sur l’exportation massive, au détriment de la capacité de production alimentaire pour le marché intérieur. Les émeutes alimentaires qui ont lieu à travers le monde sont la preuve que nourrir des sociétés affamées ne revient pas à nourrir les populations.

Plutôt que d’appeler les institutions qui ont créé la crise à la résoudre, les organisations syndicales et la société civile doivent exiger une enquête publique des Nations unies sur la hausse marquée du prix des aliments. Bien que le rôle de la FAO dans la solution de la crise soit généralement reconnu, ses antécédents sont souvent ambigus : l’organisation a elle aussi fait la promotion de l’agriculture industrielle à des fins d’exportation aux dépens de la sécurité alimentaire et de la durabilité sociale et environnementale. Si les Nations unies doivent prendre la direction du développement de politiques et de mesures visant à résoudre la crise, le rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation de l’ONU doit y participer de façon formelle, tout comme la CNUCED, qui est l’organisme de l’ONU qui a le plus d’expérience des marchés internationaux des produits de base; ainsi que l’OIT, seule institution des Nations Unies dans laquelle les syndicats ont une voix institutionnelle.

Compte tenu de l’énormité de la crise, l’Accord sur l’agriculture de l’OMC doit être suspendu pour donner aux gouvernements la marge de manœuvre politique dont ils ont besoin pour adopter des mesures correctrices. La réglementation des importations, le contrôle et même l’arrêt des exportations, l’impositions de droits de douanes ou de taxes, et l’octroi de subsides pur répondre aux besoins nationaux en aliments (et non en agrocarburants) doivent être considérés comme des mesures légitimes de défense de la sécurité alimentaire, qui a préséance sur les règles de l’OMC.

Les gouvernements des principaux pays exportateurs de denrées de base devraient être tenus de fournir au Programme alimentaire mondial des stocks à des prix inférieurs aux prix du marché ou l’équivalent en espèces pour permettre aux gouvernements des pays en déficit alimentaire d’acheter des aliments auprès de sources appropriées, a des prix subventionnés. La priorité doit être donnée au financement d’un programme international de renforcement des systèmes de production alimentaire locale et nationale. Puisque l’inflation du prix des aliments est une taxe qui frappe lourdement les pauvres, qui dans les pays en développement doivent consacrer la plus grande partie de leurs revenus à l’alimentation, l’imposition des bénéfices record des STN qui font le commerce et la transformation des grains serait une moyen légitime de financer en partie la reconstruction de l’agriculture. Pour leur part, les organisations syndicales doivent s’efforcer de mettre en œuvre la récente décision du comité exécutif de l’UITA, qui a appelé, lors de sa réunion à Genève les 17 et 18 avril dernier, à un moratoire sur l’expansion de la production des agrocarburants dans l’attente d’une évaluation complète de leurs effets sur la société, l’emploi et l’environnement. Les droits alimentaires – le droit de tous et toutes à des aliments nutritifs et abordables, et les droits de ceux et celles qui produisent les aliments – doivent être au cœur de la politique alimentaire mondiale.